Hold
“Où sont, où sont les larmes du monde?”
—Roethke, “Le fils perdu”
I.
Je suis en train de lire un livre sur
la consommation humaine,
comment nos sens—et notre poursuite
acharnée—de la prospérité
dépend, institutionnellement,
de façon tenace, de l’épuisement
des ressources. Jusqu’au presque rien
l’équivalent du rien : tout s’éteint.
Mon ami a longtemps
intelligemment comparé
les États-Unis d’aujourd’hui
à la chute de l’empire Romain.
Les empires en déclin, mais aujourd’hui,
c’est différent,
et plus vaste.
Une auto-déstruction
pas seulement d’un point de vue social
mais aussi de toute vie, de toutes
considérations terrestres
qui rendent possible
ce que nous sommes.
Ce que sont les abeilles,
les blés.
Prospérer de nos jours
veut dire détruire
Le futur de chacun d’entre nous.
À la fois mon employeur,
une université, et l’école
de mes enfants (tous deux dévoués
au service du bien commun) mènent
leurs propres campagnes
sur « La prospérité » :
Sentez-vous le conflit latent
entre les deux missions ?
d’aider les étudiants,
de promouvoir des carrières
d’administrateurs….
Le succès est toujours défini
en termes de dépassement de l’autre
prééminence, parce que la preuve
de ma valeur se résume à « C’est mieux
que la votre. »
Prospérer, c’est causer du tort,
Je lis et j’apprends,
Notre élan irrépressible
d’optimiser, de s’épanouir :
c’est la raison pour laquelle
nous mourrons.
Chez moi, on dit « Buy it ! »
La mort même est rapportée à l’argent.
Attendez ! Le Midwest avait raison
toutes ces années ?
Ces villages balayés par l’oubli ?
II.
Mais, oui !
Je choisis les chiffres romains,
Merci.
III.
Alors, nous considérions
les formes analogues
de fleurir-mourir :
prospérité par la mort,
comme lorsque nous nous fixons
un but modeste
de sorte que le dépasser
devient facile : (des niveaux
élémentaires de mathématiques,
des normes limitées
à l’émission de gaz carbonique)
ou bien encore lorsque nous estimons
des choses mesurables
non simplement plus que
mais au lieu de celles in-
estimables.
Utilité d’abord
mais « utilité » péjorativement définie
en sa compétitive quintessence
Sciences Dures vs Humanités,
par exemple,
ou croissance contre respiration.
Corruption efficace
comme celle qui nous régit
dépend d’un leurre et d’une ruse :
pendant qu’on nous parle
du mariage pour tous,
nous ne disons rien
des retraites pour personne.
Ne prêtez-pas attention à—
—une forme de corruption arrive
quand celui qui parle joue
sur le parti pris de la confirmation—
Qui écoute ? Qui est sensé écouter ?
Avez-vous entendu « les critiques »
comme la lettre
de Tchekov à Leontyev ?
Ou « …l’homme derrière le rideau » ?
Le magicien d’Oz ?
Des tonneaux vides
cliquettent à nos oreilles—
IV.
Comment imaginer
« l’épuisement des ressources » :
Les mots se relâchent,
aussi morts que l’herbe.
V.
L’ours polaire maigrichon se réveille
deux mois trop tôt ;
des mansardes pleines
des chauve-souris mortes ; des manoirs
comme ceux des barons-voleurs
immergés (comme l’Atlantide,)
l’eau qui tourbillonne
dans les fenêtres sans vitres
des premiers étages,
deuxièmes étages);
encore des maisons fracassées
par des ouragans :
plus qu’une rangée
de cheminées en briques,
et ce placard seul, penché,
coupé du reste de la maison,
encore plein des sacs de courses,
tabliers sur leurs patères ;
terrain après terrain
vidés sauf de sable.
Les enfants syriens
et les étudiants en médecine
en route, non survivants.
Les autres qui meurent noyés
contenus au fond de la cale
Les bœufs au Ghana
qui broutent les champs
pleins de cartes-mères
et de fils de fer
et de matières plastiques
et de produits chimiques
qui s’infiltrent partout
et de temps en temps un feu
lèche la terre….
Tu as vu les autopsies des ventres
des oiseaux de mer ?
Pour regarder, tu as besoin
de l’adresse URL.
Pour les voir, tu allumes
ton ordinateur et, comme on dit,
tu commets l’épuisement des ressources
comme un pro.
VI.
En fait, si je te montre ce poème
(par email, le brouillon,
ou plus tard, dans une revue,
un livre très mince) le poème
qui ne peut pas sauver même un oiseau
va contribuer à les tuer,
à nous tuer aussi.
Hier, j’ai vu
deux grands hérons bleus
et toute la journée durant,
j’ai voulu t’en parler.
VII.
L’ancienne insulte
se réalise :
Ça ne vaut pas le papier sur lequel
VIII.
Mais en fait tant de choses sur terre
restent belles.
Convaincantes.
Cette envergure grise,
magnifique, qui se reflète
sur le fleuve, qui vole bas
au dessus de l’eau, l’eau qui s’éclate
entres les bouleaux infinis….
Parfois il lâche un cri
de prédateur (ou de défense ?).
Les bouleaux cultivés
avec des feuilles d’or,
géometriquement, délicieusement,
alignés.
Tant de lieux trompent
notre sens de l’urgence.
Cloîtres-moi.
Cloîtres-moi de l’avant.
IX.
Regarde-moi :
j’exige protection,
c’est à dire,
j’échoue protéger.
L’abdication :
le péché anéanti de nos temps.
(De tous les temps, cette fois.)
Comment cesser d’oublier
si rapidement ?
X.
La joie qui vient du héron,
l’émerveillement, la reconnaissance,
elles sont aussi venues quand
j’ai trouvé un lac de violettes
radieuses et secret dans une empreinte
des collines de la Nouvelle Angleterre.
Elles viennent quand l’océan déferle
et vacille dans une rayure rose de l’aube,
et elles viennent aussi
quand la lune s’incline
au-dessus de la montagne,
comme une médaille
pour être amoureux—
XI.
l’amour, ça aussi !
Ces ardeurs qu’on prend
surtout comme réconforts,
une preuve que tout sera bien.
Mon livre dit que le destin tragique
est une idée trop grosse,
notre impuissance trop grosse.
Nous ne pouvons pas accepter
une solution qui renie
la seule vie que nous connaissons.
Et oui, l’ardeur
au plus fort—
dès fois
on le sent encore.
Peut-être tu te décideras
à trouver le tien,
et respire-le,
et tu ne diras rien
à personne.
XII.
Ce n’est pas que l’ardeur
nous sauvera—ka-ching !
mais c’est mieux de n’en pas avoir,
et c’est mieux que l’alternative
(d’accuser).
Ver de terre, sois avec moi.
Cela m’est très pénible.
Le livre veut dire que seulement l’art
(les arts et les pensées)
ont de l’emprise ?
L’emprise qui soulage ?
Ou l’emprise qui résout ?
XIII.
La Norvège ne prend
que les réfugiés sur roues,
pas à pied. Et les norvégiens gentils
ne peuvent pas les amener
dans leurs voitures.
Donc on ne doit pas marcher.
Mais, on peut arriver à vélo.
Alors à la frontière russe
s’empilent des bicyclettes
de toutes tailles ; les voisins qui veulent
le départ des migrants
en laissent de leur côté,
et les migrants les abandonnent
de l’autre. Bien arrivés.
La rue froide,
jonchée de Stels.
XIV.
Et voilà notre monde !
Et nous devons faire un choix
que faire tant qu’il est notre,
qu’importe le niveau
de sa ruine on l’accepte ou le nie.
Nager dans la Seine ? Bien,
mais à l’ouest ou à l’est de Nogent
et son centrale nucléaire ?
Dans quel sens va le courant, le vent ?
Ces marches de pierre
qui descendent vers l’eau,
retrouve-moi là.
traduit par Sally Ball avec Mathilde Rousseau Domec et Sylvain Gallais